D'ailleurs, me concernant , cette fois ci, j'ai trouvé envie, temps et inspiration.
J’ai dormi pendant des siècles et des siècles sous le poids des flots. Je me souviens
Rêveur, je me souviens des vents, de l’ivresse des marées, de la colère du ciel. Une tombe pour chaque soldat ! La gorge des canons contre mon flanc !
Je me souviens de chaque empire, le premier, le deuxième, celui d’après, et ainsi de suite. Surtout, je me souviens de la chaleur dévorante de ce cercle orange suspendu dans le ciel, tel un panache volcanique.
J’ai dormi,rêvé, rêvé. Des algues ont frôlé mon visage. Mon rêve s’est brisé contre la vague. Depuis le récif, j’ai tourné mon regard vers la surface. Au-dessus de moi tourne un banc de poissons, inquiet, non ! Jamais ! Juste pressé, un banc de poissons c’est toujours pressé.
J’attends patiemment la lame qui finira par les disperser.
D’autres, des plus petits, des solitaires, se repaissent de ma carcasse. Savent-ils seulement combien de terres j’ai accostées et combien de fortunes j’ai ensevelies dans mon naufrage ?
Ils ne semblent ni inquiets, pas même curieux. Les poissons sont des amis d’une constance remarquable. Il faut vivre enlisé dans le sable des profondeurs pour le comprendre. Et je le comprends, depuis mon humble condition de vaisseau déclassé.
Chaque jour, ils font ma toilette dans les moindres détails. Ils arrachent mes peaux vermoulues, mon bois croupi, chatouillent mes coudes de rouille. J’ai appris à connaître la douceur de leurs écailles et à oublier les hommes. Des siècles de pillage sont allés à la mer, enterrés sous les coraux sages, avec la voile déchirée. De quoi, déjà ? de flèches ? De flammes ? Oui, j’ai oublié les hommes, leur folie et leurs joujoux mortels.
Ici la seule mort est une longue étreinte. L’abysse chante sans paroles. Parfois le requin passe, renifle Vif et gracieux il se faufile, s’échappe, trébuche, revient.
La mer avale tout. Moi, elle me digère doucement, avec respect et raffinement . Elle me balade d’archipel en archipel, sans rien dire, verte et noire ; parfois le soleil perce les flots.
La mer tue aussi le temps. Sans le temps, il n’y a pas la mort.
Les poissons, connaissent le temps mieux que personne, ou plutôt l’absence de temps. Ils sont coutumiers du vide, c’est bien pour ça qu’ils sont de si bonne compagnie. Les méduses n’ont rien à envier aux plus sereins des maîtres zens.
Aujourd’hui la mer est noire, les îles sont enveloppées de brume. Le concert des navires me parvient de la surface.
Je ferme les yeux sur le vacarme des vivants, je me souviens de ses orages assassins et j’attends à mes côtés le retour de mes frères, les haleurs derrière eux attachés à la corde, flottant dans l’amour vert d'un océan jaloux.