Vitesse - Invité(e) - Complicité - mécanisme - faculté - rugueux - déracinée - Thé - paradis – innocence
pardon, je n'ai pas réussi à faire plus court ^^
« Ah ! toi aussi, tu as été invitée ? »
Mon voisin de table n’avait pas pris la peine de cacher son mépris. Son ton rugueux et son regard hautain ne laissait pas la place au doute : il ne m’aimait pas.
Je ne me donnais pas la peine de lui répondre. J’ignorais totalement ce qui avait pu nourrir son animosité à mon égard et je ne voulais pas le savoir. Enfin si, j’en mourrais d’envie, en réalité, mais je savais que si j’entrais dans son jeu, je risquais fort de perdre plus de plumes que lui. Et puis, le moment était mal venu. La « cérémonie du Thé » allait commencer d’ici quelques minutes et je ne tenais pas à être celle qui gâcherait l’ambiance.
Je savais que la décision de notre nouveau patron avait le don d’agacer un bon nombre de mes collègues qui pensaient pour la plupart que notre patron, japonais de naissance, ne supportait tout simplement pas de vivre en Europe, loin de son pays natal et qu’il organisait des cérémonies rituelles pour ne pas se sentir trop déraciné. Je ne comprenais pas vraiment moi-même quel pouvait être le but des ces réunions informelles qui semblaient réunir dans le plus parfait hasard les différents collaborateurs de l’entreprise. Mais j’avais aussi l’intuition que cette nouvelle approche n’ait pas été choisie en toute innocence ; qu’il devait s’agir d’un quelconque et complexe mécanisme de sélection.
En vérité, le rituel auquel notre nouveau patron avait décidé de nous inviter les uns après les autres n’avait pas grand-chose à voir avec la véritable cérémonie du thé. Outre le fait qu'il manquait la composition florale, la vitesse d’exécution des différentes étapes était bien trop élevée pour seulement s’approcher de l’esprit véritable d’une cérémonie authentique, mais combien de mes collègues étaient capables de s’en rendre compte ?
Notre patron, M. Yushiro versa l’eau chaude sur le thé macha qu’il venait de préparer dans la grande tasse cérémonielle. Il la tendit alors à son premier hôte. Mon collègue saisit la tasse, la porta à ses lèvres et but une longue gorgée avant de rendre la tasse à notre hôte. Ce dernier reprit la tasse d’un air impassible et indéchiffrable. Que pensait-il ? que jugeait-il ainsi ? que cherchait-il à déceler au juste chez ses subordonnés durant ces étranges séances ? Je l’ignorais, évidemment. Je m’efforçais de n’en rien laisser paraitre, pourtant, en mon for intérieur, c’était une véritable tempête d’émotions contraires qui me laissait entrevoir autant l’enfer que le paradis. Car, j’en étais désormais convaincue : c’était mon avenir qui se jouait en ce moment même. Et à l’instar de mes collègues, sans aucun doute, je m’interrogeais sur ce qu’on attendait de moi. Je n’avais toujours pas la réponse lorsque ce fut à moi que M. Yushiro tendis la tasse.
Je cédais alors à une impulsion. Rejetant ma peur de passer pour une lèche-botte, un faux-cul ou une hypocrite, repoussant brutalement mes craintes de paraitre ridicule, je m’inspirais autant que possible de ce je savais du comportement que j’étais censé adopter face à mon hôte lors d’une telle cérémonie. J’inclinais donc poliment ma tête avant de saisir la tasse, prit le temps d’observer l’objet que je tenais en main avant d’en siroter le contenu posément à trois reprises et m’inclinant une fois encore je rendis la tasse à notre hôte en murmurant un compliment sur la tasse qu’il avait choisi. Je me senti rougir. J’avais soudain envie de m’enfuir, qu’est-ce qui m’avait pris, au juste, d’agir comme je l’avais fait ? Je n’étais pas japonaise, je n’appartenais pas à cette culture. Mon patron n’allait-il pas s’offusquer de mon attitude ? Et si, au lieu d’y voir un hommage, il y percevait une sorte de moquerie ? Soudain mortifiée à l’idée que j’avais peut-être commis la plus grosse gaffe de ma carrière, j’observais du coin de l’œil la suite des évènements.
M. Yushiro tendait la tasse à son dernier invité qui, à ma grande stupéfaction, agit exactement comme je l’avais fait. Partagée entre étonnement et soulagement – au moins, je ne serais pas la seule à avoir choisi une telle approche – je me mit à l’observer. Je ne le connaissais pas. Il ne semblait pas plus japonais que moi et pourtant, il avait lui aussi décidé de se conformer autant que possible au rituel authentique. Nos regards se croisèrent brièvement. Et durant cette fraction de seconde, il y eu entre nous comme un éclair de complicité.
Toujours dans le silence feutré que la cérémonie exigeait, M. Yushiro se mit alors à nettoyer ses ustensiles. Ses gestes s’étaient considérablement ralentis, comme si, finalement, il avait décidé de se conformer au rythme lent et méditatif du rituel ancestral. Il me tendit alors le fouet dont il s’était servi et j’osais demander de quel bois il était fait. M. Yushiro me répondit sereinement et tendit un autre ustensile à celui de mes collègues qui avait respecté le rituel. Ils échangèrent à leur tour quelques mots au sujet de l’objet. Puis M. Yushiro invita alors ses convives à quitter la salle de réunion.
Quelques jours plus tard, je fus conviée dans le bureau de M. Yushiro en compagnie d’une petite poignée des autres collaborateurs de l’entreprise. C’est à ce moment-là que nous obtinrent la confirmation que notre patron cherchait à déceler chez ses subordonnés une certaine faculté à s’intéresser aux cultures étrangères. Faculté qu’il avait testé en organisant les fameuses cérémonies du thé cherchant à savoir combien auraient fait l’effort de se renseigner au sujet de ce rituel afin d’y participer au mieux.