Sorti pour la première fois en France en 1937, le plus populaire des films de Jean Renoir ressort en salles dans une version restaurée inédite. Marqué par l'engagement politique et humaniste du cinéaste, La Grande Illusion suit un groupe d'officiers français capturés en Allemagne pendant la Grande Guerre. De tentatives d'évasion en tentatives d'accommodation, l'histoire de leur captivité paraît ne servir qu'une seule cause : montrer que rien, dans le contexte d'un quotidien partagé, ne sépare les prisonniers français, britanniques ou russes de leurs geôliers allemands.
L'histoire du film est un véritable roman. Comme tant de grandes oeuvres, il s'en fallut de peu qu'il ne se fasse jamais. Ayant élaboré une première version du manuscrit à partir d'une trame plus ou moins tirée de sa propre expérience de soldat, Renoir fut incapable de trouver un producteur jusqu'à ce que Jean Gabin intervienne en son nom.
Le projet mis en chantier, la production le bouleversa en engageant Erich von Stroheim, sans en informer Renoir. Ce dernier, que l'oeuvre de Stroheim réalisateur avait marqué au point de le pousser vers une carrière cinématographique qui n'était pas sa vocation première, lui créa sur mesure le rôle de Rauffenstein. Gabin comprit vite que son personnage, le lieutenant Maréchal, courait le risque de se voir éclipsé par le tandem des aristocrates, Boëldieu (Pierre Fresnay) et Rauffenstein : la rumeur nous dit qu'il ne se priva pas de le faire entendre.
Sortie le 9 juin 1937, après avoir laissé quelques scènes entre les griffes de la censure (entre autres, celle qui montre les officiers en train de plaisanter sur les maladies vénériennes des militaires), La Grande Illusion connut un immense succès, en France et à l'étranger. Cependant, à mesure que la tension montait en Europe, le film fut interdit en Italie, en Allemagne, puis dans la France occupée. Causes évidentes de ce silence imposé : le pacifisme forcené du film, mais également l'aura du personnage de Rosenthal, officier français juif et codétenu généreux auquel Boëldieu offre la chance de s'évader.
Servant le rêve humaniste du Renoir encore fidèle au Front populaire, La Grande Illusion paraît tenir un discours d'une absolue simplicité, que le cinéaste résumait ainsi : "Les hommes ne se divisent pas en nations mais peut-être en catégories de travail. C'est ce que l'on fait qui est notre véritable Nation." Babel inversée, le monde clos où se mêlent captifs et gardiens ne cesse d'illustrer la facilité avec laquelle les hommes se créent des modes de communication, pour pallier les différences de langues : humour, théâtre, musique, gestes et regards, portés par un réel désir de se comprendre, y sont autant et plus signifiants que les mots. La guerre n'y est souvent qu'une donnée abstraite, ne réapparaissant que par éclats, rouvrant chaque blessure : La Marseillaise entonnée en l'honneur d'une avancée française, interrompant le spectacle où les détenus costumés avaient convié les officiers allemands. Surtout, l'affrontement absurde et nécessaire entre Boëldieu et Rauffenstein, âmes semblables aux semblables desseins.
Depuis 1937, il s'est trouvé des plumes pour juger La Grande Illusion naïve. Nul n'y est cruel sinon la guerre, nécessité externe, à laquelle l'humanité peine à trouver un sens. Naïf, Renoir ? C'est oublier la seconde partie du film, et les pas lourds des deux évadés vers cette frontière si lointaine qu'elle tient du mirage. L'épilogue se déroule en mots et en émotions simples, laissant le brio et les mots d'esprit qui conféraient à la captivité sa légèreté paradoxale. Est-ce là la vie ? Est-ce là la liberté au nom de laquelle s'est sacrifié Boëldieu ? Ou bien, convaincu que l'absurde était déjà vainqueur, avait-il fait le choix d'en finir en beauté, ganté de blanc, pour conserver au moins, tel Cyrano, son panache ?
Avant même peut-être que Renoir lui-même n'en ait conscience, La Grande Illusion disait ces questionnements douloureux qui poussèrent le cinéaste à rompre avec l'idéal communiste, et à quitter cette France qui, disait-il, ne le comprenait pas. Dès La Règle du jeu, en 1939, Renoir explicita ses doutes et, sous couvert de marivaudage dans un château en Sologne, sonna le glas de cette noblesse d'âme dont Boëldieu et Rauffenstein étaient les derniers représentants. La guerre, avec ses mots absurdes, avait déjà vaincu.
Bien plus tard, en 1961, Le Caporal épinglé porta le dernier coup au rêve humaniste de Renoir : tissé sur la même trame que La Grande Illusion (les tentatives d'évasion de prisonniers français en Allemagne), le film en est l'envers grinçant. Le sacrifice a perdu son panache, laissant place au suicide, seule véritable issue. Mais cela, c'était déjà la crainte de Renoir en 1937, glaçant le lent final de La Grande Illusion : la liberté de Maréchal et de Rosenthal, leurs vies mêmes, valaient-elles la peine qu'on les sauve ? Il n'est guère de film moins naïf, ou moins simple. Soixante-quinze ans après, il reste encore beaucoup à écrire.
L'article est tiré du journal le monde.