Article écrit Par Olivier Rajchman et publié dans l'Express le 12/12/2011
C'est un rendez-vous qui ne s'oublie pas. L'un des premiers dans une carrière de journaliste qui me permit de rencontrer, en septembre 1997, Henri de Lagardère, Fantômas et La Bête. Jean Marais était une légende aux yeux de ma génération. Un héros pour celle de mes parents. Le pas un peu lourd, un physique plus léonin qu'apollinien, il avait conservé, à 84 ans, le même sourire qui faisait, jadis, s'emballer les cœurs ainsi que son regard bleu lavande, plein de candeur.
S'excusant de griller une cigarette et d'être dur d'oreille, il m'avait rassuré sur le déroulement de l'entretien : "Vous êtes, peut-être, jeune dans le métier mais, comme je suis un vieil acteur, l'équilibre sera rétabli ; tout devrait bien se passer !" Bienveillant, il s'était souvenu avec nostalgie de Greta Garbo, avait encensé Jean Gabin, se disait certain de la réussite de Daniel Auteuil qui devait reprendre son rôle du Bossu. Avant de s'étonner de sa propre longévité : "Si à 20 ans, le bon Dieu m'avait proposé un marché au terme duquel, jusqu'à 70 ans, j'aurais tout : argent, gloire, amitiés, amours, suivis, après cet âge, d'une déchéance complète, j'aurais malgré cela signé, sans hésitation. Alors, pensez, j'ai déjà quatorze ans de bénéfice !" Son rire puissant et joyeux avait, à ce moment, empli la salle.
L'artiste s'était, il est vrai, persuadé d'être né sous une bonne étoile. Lorsqu'il voit le jour à Cherbourg, en 1913, sous le nom de Jean Alfred Villain-Marais, la partie est cependant loin d'être gagnée. Fils d'un vétérinaire banni, à son retour de la guerre, de la cellule familiale, le garçon se retrouve, avec son frère aîné, dans le giron d'une mère fantasque. Belle mais déséquilibrée, Henriette entraîne sa progéniture le long de déménagements incessants, disparaissant pendant de longues périodes pour d'inavouables raisons. Kleptomane, elle est condamnée à plusieurs peines de prison. Fou de cette génitrice indigne, Jean ressent cruellement ses absences dont il se protège par un comportement rebelle et une tendance à la mythomanie : "Enfant, j'étais un vrai monstre : je mentais, je volais. C'est pour cela que, par la suite, je me suis évertué à corriger tous les défauts que je me trouvais. C'est peut-être aussi pour cette raison que je suis devenu acteur." L'évasion vers un monde meilleur ?
Quand marais rencontre Cocteau
Le garçon a 6 ans lorsqu'il découvre Pearl White dans Les mystères de New York, tombant amoureux à la fois de l'héroïne et du grand écran. Décidé, adolescent, à abandonner ses études, il est vendeur de journaux, ouvrier, caddy de golf, mais ne renonce pas à la vie d'artiste. La peinture occupe son temps libre, la comédie ses rêves. Embauché chez un photographe, il s'initie, grâce à un collègue, aux textes de Proust, Gide et Colette et passe, exalté, sa première audition devant un examinateur qui le met en garde : "Il faut vous faire soigner, vous êtes complètement hystérique !" Mais le jeune homme ne se décourage pas, même après son échec au Conservatoire, choisissant de s'inscrire chez Dullin. Figure tutélaire de la scène, le patron du théâtre de l'Atelier autorise Marais à suivre ses cours gratuitement en échange de figurations dans ses pièces. Jean y fait ses armes, sans cesser de courir le cachet. Son jeu expressif est maladroit, mais sa prestance n'échappe pas à Marcel L'Herbier qui, séduit, lui réserve de courtes apparitions dans ses films.
Si le cinéma est plus rémunérateur, le comédien lui préfère les planches. Apprenant, début 1937, que Jean Cocteau auditionne des débutants pour sa création d'Œdipe roi, Marais s'y rend et foudroie le frêle dramaturge de 48 ans. Ce dernier lui offre bientôt un premier rôle, avant de déclarer : "Il y a une catastrophe... Je suis amoureux de vous !" Impressionné sans être charmé, Marais s'entend répondre : "Moi aussi." "Petit arriviste", comme il se décrira plus tard, le comédien sait où est son intérêt. Mais en emménageant très vite chez Cocteau, "Jeannot" se laisse envoûter. "Lorsque je l'ai rencontré, avouera-t-il, je ne connaissais rien, je n'avais aucune culture." En compagnie du poète, Marais s'éduque, se lie à Luchino Visconti, sympathise avec Picasso et Coco Chanel. Fasciné par son amant, Cocteau admet, de son côté, avoir Jean dans la peau : "Je suis, à la fois, son esclave et son roi." Leurs premières expériences théâtrales communes ne sont pourtant pas dénuées d'amertume. "Marais est beau, un point c'est tout", souligne avec cruauté Le Figaro. Le comédien n'est pas en reste et se trouve bien des défauts. À commencer par sa voix, stridente et atonale, sans rapport avec son physique. Afin de lui donner du coffre, il se met à boire, à fumer... Et finit par imposer sa singularité.
De la même manière, cas unique pour l'époque, Marais ne cherche nullement à dissimuler son homosexualité. Il ne le fera pas davantage une fois devenu le prince des jeunes premiers. S'il lui permet de progresser sur scène dans ses pièces, Cocteau a, pour Jean, d'autres ambitions. "Je ferai de toi, prophétise-t-il, un personnage de légende, un Tristan moderne, un Orphée." Et de s'exécuter en écrivant pour lui L'éternel retour. En blond héros wagnérien, Marais devient une vedette du jour au lendemain, lançant la mode du pull jacquard, recevant quotidiennement trois cents lettres d'admiratrices. Le fait que l'acteur soit parvenu au rang de star sous l'Occupation ne doit pas faire illusion.
"Dans la vie, Jeannot était d'une force terrible, écrira Annie Girardot. C'était un Hercule plein de courage, un guerrier, un homme d'honneur qui défendait les gens bafoués." Ainsi passe-t-il à tabac Alain Laubreaux, journaliste collabo qui avait insulté Cocteau - l'incident sera repris dans Le dernier métro - avant de s'engager, en 1944, dans la division Leclerc, son chien Moulouk sur les talons.
Libre, plus que jamais, Marais l'est aussi au privé, qui reste dévoué à Cocteau, mais le trompe avec d'autres hommes et partage même, durant deux ans, la vie de l'actrice Mila Parély. Blessé, son mentor se projette dans le personnage du monstre qu'il lui offre au sortir de la guerre. Cinq heures de maquillage chaque jour, et autant de souffrances, sont nécessaires à Jean Marais pour personnifier l'ogre de La Belle et la Bête. "Jeannot, écrira Cocteau, traversait les phases terribles qui conduisent le docteur Jekyll à devenir mister Hyde." Dans ce chef-d'oeuvre, où le merveilleux côtoie l'expérimental, l'acteur livre sa belle âme. Il poursuit sa collaboration artistique avec le poète, des Parents terribles à L'aigle à deux têtes, et entre, dans le même temps, à la Comédie-Française.
Ayant déménagé sur une péniche, où il accueille son nouveau compagnon, le danseur George Reich, Marais parcourt les années 50 au pas de charge. Qu'il illumine de sa superbe des films en costumes, s'illustre dans des drames romantiques ou policiers, se mette au service de Clément, Guitry, Renoir et Visconti ou accompagne, dans une comédie, les débuts de Bardot, l'acteur séduit par son allure, convainc par sa sincérité.
Poétique et athlétique
Sa modestie, sa bonté et sa volonté de bien faire entretiennent sa popularité, tant parmi le public que chez ses partenaires. "Lorsque je l'ai vu pour la première fois, témoignera Jeanne Moreau, je me suis dit que c'était bien une star ! Non seulement par la beauté, mais surtout l'éclat, une façon de se mouvoir, une grâce, jusqu'à son odeur, son regard, son sourire, sa façon de se vêtir." Un numéro de voltige au Gala de l'union des artistes change sa destinée. L'observant, le réalisateur André Hunebelle propose à Jeannot de mettre à profit son sens de la cascade. De poétique, sa carrière devient athlétique. À partir du Bossu, où il tient, avec panache, un double rôle, Marais escalade, galope, ferraille, presse contre sa poitrine de jolies blondes et, après avoir vampé leurs mères, conquiert la génération des baby-boomers. À leurs yeux, Marais est le seul Français à rivaliser avec Errol Flynn et Tyrone Power. Mais la mort, en 1963, de Cocteau, son inspirateur, blesse l'acteur. "Ce jour-là, dira-t-il, la vie aussi s'arrêtait pour moi." Gardien de la mémoire du poète, il accepte, lui en ayant fait la promesse, de tourner Fantômas, dessinant jusqu'au masque du gangster, avant de se lasser de l'ego de De Funès. Quelques apparitions dans des sous-James Bond achèvent de l'éloigner du cinéma. Que n'est-il engagé par Godard ou Truffaut, qui l'ont adoré chez Cocteau ? "Pour ces cinéastes, regrettera-t-il, j'étais juste devenu un acrobate."
Fils spirituel de l'auteur de La Belle et la Bête, Jacques Demy est le seul, parmi les enfants de la Nouvelle Vague, à ressusciter, dans Peau d'âne, la magie de Marais. Pour le reste, Jeannot a, depuis longtemps, élargi son horizon : "J'ai découvert la peinture à 10 ans, le stylisme à 50, la poterie à 60 et la sculpture à 73. On croirait à une blague !" C'est pourtant avec sérieux et talent qu'il exerce tous ces arts, entre son appartement montmartrois et son refuge de Vallauris, quelques échappées vers le théâtre, la télévision et le cinéma perpétuant, auprès du public, son aura.
Devenu le plus noble des vieillards, l'acteur "ne cessera jusqu'au bout, selon son amie la comédienne Gisèle Touret, d'aimer travailler, car cela l'amusait". Pour remercier l'existence ? "Je n'ai jamais pu la payer des injustices commises en ma faveur..." Ce jour où je le rencontrais, peu avant sa disparition, Jean Marais m'avoua deux regrets professionnels : "Ceux de n'avoir pu jouer dans Mort à Venise et d'avoir accepté d'incarner le comte de Monte-Cristo, alors que je déteste l'idée de vengeance". Puis il s'éclipsa, dans un ultime sourire, se retournant une dernière fois, comme Orphée. Pour me souhaiter "mille voeux de chance".
Vous aurez compris(e) que j'adore Jean-Marais