La façon dont nous nous approprions les choses, le choix même de s'approprier telle chose au lieu de telle autre, et plus généralement nos goûts ne tombent pas du ciel, ils sont construits sociologiquement au cours de notre existence et ce dès le plus jeune âge. Dans l'étude qui nous intéresse, Wilfried Lignier, cherche à montrer que la façon dont nous nous approprions notre environnement, les objets qui nous entourent et même les personnes dépend de différents facteurs sociologiques et que ceux-ci agissent dès la toute petite enfance (3 ans et moins).
Pour se faire, le chercheur va mener une étude ethnographique au sein d'une crèche en région parisienne, crèche qui regroupe des enfants issus de différentes classes sociales et de diverses nationalités. Pendant plusieurs semaines, il va suivre un groupe d'enfants (âgés de 2 à 3 ans) pour pouvoir observer sur le terrain le comportement des enfants lors de l'une de leurs premières socialisations, leurs interactions avec leurs pairs et avec des adultes qui ne font pas partie de leur famille, les stratégies qu'ils déploient pour s'approprier objets et individus. Il va aussi s'attarder sur le cas de chaque enfant du groupe pour avoir un aperçu de leur parcours sociologique ainsi que voir comment chacun fonctionne individuellement.
Plus précisément, au cours de cette étude, Lignier va étudier les aspects qui impactent la sociogenèse des pratiques :
- Rôle de l'environnement institutionnel (relations avec le personnel de puériculture, objets mis à la disposition des enfants, volonté d'éviter toute forme de conflit...)
- Importance des relations extérieures au terrain (entretien avec les parents et exploration du domicile familial)
- Le rôle des adultes et des autres enfants en tant qu'agents sociaux
- Formations de préférences enfantines a posteriori (après la prise)
- Les différentes manière de prendre
- L'appropriation d'autrui, qui va déterminer les embryons de relations interpersonnelles
La première chose que Lignier met en avant lors de son étude est que loin de l'idée institutionnelle de l'enfance (l'enfant est bon, il ne faut pas le contraindre mais le laisser s'exprimer, ne pas chercher à le brider mais l'encourager ou, en cas de conflit, enrayer celui-ci par des moyens détournés plutôt que de manière frontale...), la violence est déjà présente au quotidien chez l'enfant en bas âge : celui-ci cherche à s'approprier les choses, les relations, l'espace de manière souvent brutale à l'égard de ses pairs mais aussi du personnel. Cette violence s'exerce notamment dans le but de s'approprier un objet et peut être de forme physique (pousser, tirer...) ou symbolique (plus l'enfant maîtrise le langage, plus il va en user pour s'approprier les choses autour de lui).
Lignier constate qu'il y a souvent une gradation dans la violence et que les enfants font souvent plutôt usage de contraintes physiques (se mettre devant l'autre, le bloquer...) plutôt que de frapper ou taper. Ils savent aussi vers qui ils peuvent se permettre de faire preuve de contrainte physique et ceux qui vers il vaut mieux éviter. De fait, les enfants ont tendance à faire preuve de contrainte physique plutôt à l'égard d'enfants plus jeunes qu'eux (moins forts donc et qui sont moins capables de signaler à un adulte un souci puisque moins compétents au niveau du langage) et d'éviter le conflit avec des enfants qui sont plus forts et qui ont un capital symbolique d'enfants « violents » auprès de leurs pairs et des adultes
Il fait aussi remarquer l'importance du rôle que joue l'adulte dans l'appropriation des choses par l'enfant, et le fait qu'il impose des préférences à l'enfant en mettant en avant tel ou tel objet, telle ou telle manière de jouer avec :
Mais, l'usage que les pairs (aka les autres enfants) font des objets va aussi influencer l'appropriation de l'enfant. Si, comme le montre Lignier, un enfant commence à utiliser une scie en jouet comme un pistolet, les autres enfants vont avoir tendance à reprendre cet usage par la suite. D'autre part, un objet ou un espace devient préférable aux yeux d'un enfant aussi parce qu'un ou plusieurs autres enfants cherchent à le prendre. Enfin, Lignier note aussi un phénomène de réappropriation de l'objet : « tout se passe souvent comme si la volonté manifestée par des camarades de prendre ce qui a été délaissé par un enfant impliquait chez ce dernier une revalorisation immédiate, se traduisant concrètement par une tentative de prendre à nouveau, ou encore par l'expression publique d'un sentiment d'expropriation (pleurs, réclamation, etc.) ».
Avec le phénomène de réappropriation, Lignier met notamment le doigt sur cette situation que l'on a tous pu observer avec les jeunes enfants, qui donnent l'impression que l'on va les exproprier de l'objet que l'on vient juste de leur donner et/ou qu'ils semblent tout à coup intéressés par un objet qui leur paraissait sans valeur une fois qu'on leur a donné un usage différent du leur :
Mais il existe aussi fréquemment le cas où la valeur des choses se fait a posteriori de la prise (de l'appropriation), lorsque l'enfant semble prendre quelque chose de manière accidentelle, démotivée, parce qu'il les a sous la main.
« la valorisation des choses a posteriori repose sur un double mouvement : d'une part, en direction des choses, consistant à s'efforcer de les percevoir différemment ; d'autre part, en direction des personnes, des autres, consistant, pour l'enfant, à les faire participer à une opération de rehaussement symbolique de l'objet ou de l'espace sur lequel il a la main. »
Par exemple : exhiber un objet est un moyen de lui donner de la valeur (en se mettant silencieusement devant quelqu'un pour attirer son attention sur l'objet qu'on manipule, en utilisant le langage pour attirer l'attention sur ce que l'on fait/ce que l'on a...).
D'autre part, il est à noter que c'est rarement auprès de leurs pairs que les enfants cherchent à valoriser leur prise a posteriori mais plutôt auprès des adultes : « cela tient sans aucun doute au fait que les adultes, en tant que porteurs d'un pouvoir symbolique important – celui-là même qui permet d'attirer l'attention d'un grand nombre d'enfants à la fois sur tel jeu ou tel espace – promettent un valorisation des bien supérieure à celles des autres enfants. », ainsi que le fait de valoriser auprès de ses pairs peut conduire à se faire exproprier sa prise.
Néanmoins, exhiber ne suffit pas toujours à rendre la chose valorisante aux yeux des autres surtout quand la chose en question est banale dans l'environnement et/ou que tout le monde en dispose déjà. Dans ce cas-là, l'enfant met en place des productions symboliques pour donner de la valeur à ce qu'il prend : cela peut être en nommant la chose (ce qui va lui donner un signifiant, une réalité propre, une singularité).
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le cas du dessin/pâte à modeler/peinture/etc. : lors de ces ateliers, les enfants sont laissés libre de produire ce qu'ils veulent et comme ils veulent, ils ne reçoivent que peu de directives de la part des auxiliaires. C'est donc eux qui vont à un moment donné nommer ce qu'ils ont produit pour donner du sens, après coup, à l'objet créé.
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Plus que nommer l'objet, le décrire ajoute encore à la valorisation de celui-ci. Il ne s'agit pas uniquement pour l'enfant d'exhiber son savoir mais d'installer les choses dans un domaine de signification partagée.
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La fictionnalisation : « elle transforme une chose ordinaire en une chose extra-ordinaire – en un objet auquel les enfants n'ont normalement pas accès, comme le café (quand un enfant indique que les verres en plastique de la dînette sont des verres à café, par exemple) […] En réalité, la fictionnalisation enfantine peut prendre une forme plus experte que la simple substitution d'un signifiant. Il s'agit alors non seulement de faire un usage explicitement métaphorique de ce que l'on a en main, mais aussi d'insérer cette chose dans un véritable récit, qui lui donne une fonction distinctive, sur un plan symbolique. »
Enfin, les enfants cherchent aussi à s'approprier des personnes. Les individus sont considérés comme des « super choses » par les enfants et pas forcément toujours comme des êtres vivants à part entière. (cf. quand un enfant s'approprie une partie du corps d'un camarade pour jouer avec, en s'asseyant sur la jambe de l'autre enfant, en jouant à lui donner à manger comme on le fait avec une poupée, etc.). Cette appropriation de l'autre peut se faire de plusieurs manières différentes :
- Principe d'alliance (renvoie au concept anthropologique).
Ce sont des interactions coopératives entre enfants : « les enfants les plus âgés sont les plus coopératifs […] ». Dans les interactions répétées, Lignier remarque qu'il y a une ségrégation sexuelle stricte (les filles interagissent plutôt ensemble, les garçons entre garçons) et, au sein même, de ces interactions sexuées, il constate que celles-ci diffèrent dans leurs formes : « il est intéressant de noter leur forme différente. Côté garçon, on observe une relation organisée en étoile, autour de Kaïs, ce qui signifie que ses alliés ne coopèrent pas particulièrement entre eux – ici, « les amis de mes amis ne sont pas mes amis », pour ainsi dire, les coopérations s'ignorent les unes les autres. Côté fille, la situation est très différente. On observe des triangles contigus, qui correspondent au fait que les alliées d'une même enfant (en particulier, celles de Jane, Garance et Livia) sont également alliées entre elles. Ici, donc, les « amies de mes amies sont mes amies », ce qui, au fond, signifie qu'on a affaire à un groupe davantage constitué, cohésif, que dans le cas des garçons. »
D'autre part, interagir avec un enfant est déjà en partie géographiquement socialisé puisque comme cela a été montré précédemment par Lignier, les enfants sont déjà influencés par des déterminants sociaux dépendant de leur milieu social et de leur sexe. Ex : les filles vont avoir plus tendance à se tourner vers les dînettes, coiffeuses, etc., ce qui va évidemment entrer en ligne de compte dans leurs interactions : vu que ce sont surtout les filles qui jouent avec ces jouets, elles se retrouvent à jouer côte à côte et si interactions il y a, il y aura de fortes chances pour ce que ce soit avec une autre fille. Idem, pour les garçons : « on comprend que l'homogamie sexuelle attestée par l'analyse de réseau repose avant toute chose sur une relative homogénéité sexuelle des espaces locaux de l'action, elle-mêmes résultante d'une sexuation des préférences, des habitus. Le point important, il me semble, est que la socialisation genrée des jeunes enfants ne produit a priori pas directement la ségrégation sexuelle : les enfants ne cherchent pas directement à s'allier avec des camarades de même sexe. La ségrégation en question est matériellement, pratiquement médiatisée : chaque sexe a tendance à fréquenter des endroits spécifiques, ce qui crée des rapprochements d'abord involontaires, fortuits, mais ouvrant manifestement la voie à des investissements relationnels plus substantiels. ».
- Le transfert : « En d'autres termes, la logique implicite des transferts des jeunes enfants est typiquement la suivante : il est attendu de l'autre, l'adulte le plus souvent, qu'il aide l'enfant à valoriser une chose prise. Empiriquement parlant, cela donne des scènes comme les suivantes, où l'on voit de jeunes enfants qui semblent attendre (et éventuellement obtenir) de leur pratique du transfert une démonstration de valeur ». C'est-ce ce que l'on appellera un transfert de valorisation.
Tandis que les enfants plus âgés ne sont plus dans l'optique de forcément faire valoriser ce qu'ils ont pris de la part d'autrui mais plutôt dans celle de donner dans le but de recevoir une forme primaire de liens affectifs en venant modifier l'attitude de la personne qui reçoit. Ces transferts se font autant en direction d'adultes que d'enfants et les objets transférés ne sont pas de faibles valeurs. ==> transfert-don.
La pratique du don, du partage est encouragée par les crèches et par les auxiliaires qui poussent les enfants à partager et les félicitent quand ils le font spontanément. Brièvement résumé, le don est une pratique valorisée par les autres et influencée par la crèche ainsi que par les autres enfants avant qu'elle soit intériorisée par les enfants eux-mêmes (qui finissent par le faire de manière spontanée). Le langage aussi (« tiens », « regarde », « regarde ce que j'ai trouvé pour toi ») indique que les choses données sont spécialement choisies pour autrui.
Au cours de cette étude, Wilfried Lignier nous montre donc qu'il n'y a rien d'anodin dans le fait de s'approprier un objet ou un individu pour les jeunes enfants. Les premières situations de socialisation permettent à l'enfant d'adopter d'intérioriser les règles sociales fondamentales qui vont ensuite définir leurs comportements et leurs actions, leur rapport à autrui et aux choses tout au long de leur existence. Rien ne va de soi chez un individu et pour les enfants, il s'agit d'apprendre à prendre, à s'approprier les choses et leur environnement.